Charles IV de Bohême

Enlèvement à Paris

traduit par Andrea Rychtecky Riond


P. 61 - 62

Les appartements de Charles se composaient d'une petite chambre à coucher et d'une pièce que Bara aurait appelé un salon, si elle ne se trouvait pas dans un château médiéval. C'était une salle relativement vaste avec une cheminée de taille respectable, dans laquelle dominait une table massive sculptée. Il y avait ensuite quelques chaises et des coffres recouverts de tapis et de coussins tissés ; des éléments d'armement de chevalier, légèrement différents de ceux que Bara avait vus dans les châteaux et les palais qu'elle avait visités avec ses parents, étaient accrochés au-dessus, sur les murs. Cet armement-ci était très clairement utilisé. Il sentait l'huile et portait des traces de coups – des creux plus ou moins profonds. Non loin de la fenêtre vitrée, constituée de petits disques de verre reliés par de petits cadres en métal, se trouvait une sorte de pupitre, sur lequel était appuyé un livre. Et quel livre ! Haut d'au moins un demi-mètre, bien épais, et avec des pages jaunâtres. Bara ne savait pas si elle devait d'abord admirer l'armure ou le livre.

« C'est joli ici » complimenta-t-elle Charles sur son chez-soi. Elle montra l'armure du doigt : « C'est à toi ? »

« Oui » hocha Charles la tête et tira Bara vers le livre. « Regarde-moi ça. » Il effleura quasi religieusement une page, comme s'il voulait le caresser. Au premier regard, les pages se révélaient couvertes d'une écriture soignée et les lettres au début des chapitres étaient grandes et ressemblaient à des images – elles étaient entremêlées de personnages, d'animaux et Bara vit même un château dans l'une d'elles.

« C'est magnifique » dit Bara dans un soupir. « Moi, j'ai plein de livres à la maison, mais pas un qui soit si beau. »

« Plein de livres ? » Charles n'en revenait pas. « Pourtant les livres sont si affreusement chers ! Seuls les cloîtres possèdent plein de livres ! Comme ton père devrait être riche pour que tu puisses avoir plein de livres… Ou là-bas, chez vous, ils ne sont pas chers ? »

« Eh bien, ça dépend » réfléchit Bara. « Certains le sont, d'autres pas. Un livre peut par exemple même coûter cinq cents couronnes. »

« Couronnes ? »

« C'est notre monnaie. »

« Et que peut-on acheter pour une couronne ? Par exemple combien de… moutons ? » Bara rit. « Pas un seul. Pour une couronne, on ne peut presque rien avoir. »

« Alors combien coûte, disons, un pain ? »

« Environ vingt couronnes » estima Bara.

« Le pain coûte chez vous vingt couronnes et un livre cinq cents ? » Charles n'en croyait pas ses oreilles. « Le livre n'est que vingt-cinq fois plus cher qu'une miche de pain ? » Bara haussa les épaules. « Il se peut que oui. »

Charles dut s'asseoir.

« Ça veut dire que, chez vous, presque tout le monde peut s'acheter un livre ! »

« Ben, bien sûr, pourquoi pas ? »

« Tu… tu dois vivre à une époque merveilleuse si chacun peut s'acheter un livre. » Charles lui lança un regard mi-enthousiaste mi-jaloux.

« Ça nous paraît… » L'ancien français ne possédait pas le mot « normal », mais Bara en trouva un qui lui ressemblait : « … courant. »

« Tu sais combien vaut ce livre ? » Charles désigna le livre sur le pupitre.

« Ben, plus, je suppose, » jugea Bara. « Il est grand et il y a de belles images. »

« Il vaut environ six cents vaches. »

« Quoi ?! » s'écria Bara, stupéfaite. Elle ne savait certes pas quelle était la valeur d'une vache, mais Thérèse lui avait une fois dit que les parents de sa cousine qui habitait dans la Šumava lui avaient acheté un cheval, de la race huçul. Et qu'ils l'avaient payé trente mille couronnes. Une vache devait coûter moins. Mais même si elle coûtait, disons, seulement mille couronnes, bien qu'elle en coûte sûrement bien plus, le prix d'un livre s'élèverait à six cent mille !

« Quoi ?! » Bara était abasourdie après avoir obtenu un tel résultat. « Pourquoi est-il si horriblement cher ? »

« Quand ce sera le moment, je te l'expliquerai et toi, tu m'expliqueras comment ça se fait que chez vous les livres soient si bon marché », décida Charles.

Musique de livre audio: Václav Neckář jr.

P. 66 - 69

« S'enfuir ?! » Blanche n'en croyait pas ses oreilles.

« Il veut t'enlever. Mais si tu ne le veux pas, il suffit de ne pas porter ce collier. Et n'en parle à personne ! »

« Il veut s'enfuir avec moi ? » répéta Blanche, ébahie. « Il est vraiment amoureux de moi ! »

« On dirait, oui. » Bara haussa les épaules. Une tâche bien plus désagréable l'attendait maintenant, à savoir expliquer à Blanche que son chéri était déjà quelque peu marié. Mais avant que Bara ait pu s'y résoudre, Blanche, tout excitée, se mit à courir dans tous les sens dans la chambre, levant ses mains jointes.

« Oui, je porterai demain ce collier au cou ! Oui, oui, mille fois oui ! Ça m'est égal de savoir ce qu'en dira mon frère, sa cour, toute la France ! Je partirai avec l'homme que j'aime ! L'amour est plus grand qu'une situation, qu'une couronne royale, que la richesse, que la promesse que j'ai faite dans mon enfance sans savoir ce que je promettais ! Dieu voit bien cette injustice ! Je le ferai délibérément, pour mettre au défi tous ceux qui m'ont mariée – que dis-je mariée ! Qui m'ont vendue, vendue parce qu'ils étaient avides de pouvoir ! C'est pour les défier, eux, que je porterai demain ce collier et m'enfuirai avec l'homme qui m'aime ! Oui, je le ferai ! »

« Un moment » l'arrêta Bara. « Qu'est-ce que tu as dit ? Qu'ils t'ont mariée ? »

« Oui. Ils m'ont mariée pour cause d'Etat, paraît-il ! »

Bara profita de l'occasion. « Alors vous vous trouvez avec Charles dans la même situation. On l'a aussi marié alors qu'il était enfant. »

Blanche la regarda avec étonnement.

« Comment ?! Il est – mais ce n'est pas… oh non ! »

Et voilà, c'est fichu, pensa Bara.

« Ils n'ont pas pu lui faire ça !! » Blanche termina sa phrase, les yeux remplis de larmes. « Pauvre Charles ! »

Alors ça, c'est intéressant, se dit Bara. Au lieu de faire une scène comme dans une série télé mexicaine parce qu'il l'avait menée par le bout du nez, elle va encore le plaindre !

« Nous avons un destin commun. Qu'est-ce qui pourrait nous rapprocher plus qu'une souffrance commune ? » Blanche s'enthousiasmait. « Oui, nous fuirons ensemble et soit nous arriverons à commencer une vie nouvelle quelque part, bien que dans la pauvreté, soit ils nous rattraperont et nous ramèneront là où est notre place, mais le souvenir de ces quelques heures, jours, semaines ou mois que Dieu nous aura accordé de passer ensemble nous donnera la force jusqu'à la fin de notre vie dans les moments où le fardeau d'une union forcée pèsera trop fort sur nos épaules ! »

Seigneur, soupira Bara, elle a quatorze ans et elle parle comme Roméo et Juliette. Enfin plutôt comme Juliette. De Chexpire. Zut, comment on l'écrit en fait ? Un peu comme un milk shake… oui comme… ah oui, Shakespeare.