Egypte
Au cœur d'une pyramide
traduit par Andrea Rychtecky Riond
Chapitre 1
Bara s'ennuyait et regardait fixement par la fenêtre.
Cela signifiait regarder à travers toute la classe, parce qu'elle était assise dans la rangée
près de la porte, mais ça valait toujours mieux que d'écouter les réponses que Bébert avait
apprises par cœur. Dehors le soleil brillait comme s'il voulait compenser la pluie
ininterrompue des derniers jours de vacances. Il faisait chaud et lourd dans la salle de cours.
Bara aurait voulu prendre son cahier et l'utiliser comme éventail, mais la maîtresse aurait
pu croire qu'elle s'ennuyait et vouloir l'interroger. Et ça, Bara n'y tenait pas du tout.
« Je vois que vous vous rappelez déjà beaucoup d'éléments de l'histoire de notre pays » dit la maîtresse, Mme Zounar, quand Bébert eut fini de débiter sa leçon. Il l'avait récitée de la même manière irréprochable lors du cours de tchèque, lorsque le prof l'avait interrogé sur les listes d'exceptions orthographiques et les déclinaisons, ainsi que lors de la première heure de géographie. En fait, à chaque fois que quelqu'un demandait ce qu'ils se rappelaient de l'année passée, la grosse menotte de Bébert se mettait à s'agiter en l'air et lui-même manquait de s'étaler à force de s'allonger par-dessus son pupitre pour qu'on l'interroge. Bara décida que ce gros garçon roux avec de grandes dents de travers l'insupporterait. S'il était simplement assis et répondait quand on l'interrogeait, ça ne lui poserait pas problème. Mais sa manière d'attirer l'attention la faisait sortir de ses gonds.
Lucas l'énervait, lui aussi. Mais d'une autre façon. En fait, tout et tous l'énervaient, parce
qu'elle aurait voulu être dans son ancienne école, assise à côté de Thérèse, et non ici.
Toutefois, on ne pouvait rien y faire.
« Cette année, nous allons étudier la Préhistoire et l'Antiquité » continua Mme Zounar.
« Nous avons un programme chargé, mais vous êtes grands maintenant, en secondaire, alors ça ne vous causera certainement pas de difficultés. Est-ce que quelqu'un de vous peut me parler de la Préhistoire ou de l'Antiquité ? A propos des Celtes, des Slaves, des Germains, de la Rome antique, de l'Egypte, de la Grèce… »
Bébert se démenait sur sa chaise pour se faire remarquer de la maîtresse, mais celle-ci
scrutait les autres pupitres pour voir si quelqu'un n'allait pas par hasard se manifester.
Et effectivement, une main se leva.
Celle de Lucas.
Oh non, Bara leva en pensée les yeux au ciel parce que Lucas était un authentique débile. Lundi, le tout premier jour de l'école, il lui avait fait un croche-pieds quand ils montaient les manuels scolaires du dépôt de l'école.
« Oui ? » La maîtresse lui adressa un sourire et Bara eut à ce moment envie de l'étrangler.
Sourire à Lucas ! Pouah !
« Ils construisaient les… des sortes de grands… trucs. »
Bara cessa de regarder par la fenêtre et concentra son intérêt sur Lucas. Le sourire de la
maîtresse se figea sur ses lèvres.
« Qu'est-ce qu'ils construisaient ? » demanda-t-elle.
« Des sortes d'énormes… en grands cubes de sable. » Lucas essayait d'imiter la forme
d'une pyramide avec ses mains.
« Tu veux dire des pyramides ? » comprit la maîtresse.
« Ouaip » s'illumina Lucas et toute la classe se tordit de rire.
« Dis, Lucas, on dirait que tu aimes faire des pâtés dans le bac à sable ? » brailla Tina.
« Des pyramides en sable ! »
« Allons les enfants ! » les réprimanda la maîtresse. « On ne construisait effectivement pas
les pyramides en sable, elles n'auraient pas duré quatre mille cinq cents ans. On les
construisait en pierres. »
« Ouaip et on y mettait des cadavres » compléta Lucas d'un ton triomphal.
« C'étaient des momies de pharaons » glapit Bébert qui ne pouvait pas supporter que la
maîtresse donne la priorité aux salades de Lucas plutôt qu'à ses connaissances
encyclopédiques.
« Très bien Hubert» le félicita la maîtresse, mais Bara remarqua que Bébert l'énervait elle
aussi. Et on en était juste à la première heure d'histoire. A la fin du premier semestre, elle
le vendra à un cirque pour s'en débarrasser, ricanait Bara en pensées.
« Nous étudierons l'Egypte et les pyramides encore avant Noël » promit la maîtresse. « Est
ce que l'un de vous connaît par exemple les contes et légendes grecs ? »
Bara dressa l'oreille. Elle les avait lus de A à Z. Quand elle avait découvert l'atlas magique,
il l'avait transportée pour un petit moment devant Troie dans le camp des Achéens. Elle
avait entendu la querelle d'Achille avec Agamemnon et, plus tard à la maison, quand elle
essayait de découvrir où elle était allée, elle avait lu toute l'histoire concernant la guerre de
Troie et plein d'autres. Elle les connaissait sur le bout des doigts. Elle hésita une seconde
à lever la main, mais ne le fit pas. Elle ne voulait pas trop attirer l'attention sur elle.
La classe était silencieuse.
« Bon » dit la maîtresse. « Alors vous aurez ces légendes comme devoirs. Avant qu'on
commence à étudier la Grèce, vous lirez tous le livre d'Eduard Petiška au moins trois fois. »
« Quoi ? » gémit Andrea la pimbêche. « On est censés lire un même livre trois fois ?»
« Au moins trois fois » acquiesça la maîtresse. « Pour que vous l'ayez bien en tête. »
A cette idée, Andrea loucha d'horreur et glissa de sa chaise si bas qu'on ne voyait plus que
sa tête. Elle devait feindre l'évanouissement.
« Et qu'avez-vous entendu concernant la Préhistoire ? » s'essaya encore la maîtresse.
« L'âge de glace » dit Annie, qui était assise juste devant Bara.
« Annie, fais une phrase complète, tu n'es plus en première année » lui ordonna la maîtresse.
« C'était l'âge de glace. » Annie avait complété sa phrase avec un verbe. Cela ne satisfit
pas tellement la maîtresse, mais la phrase comportait un sujet et un attribut, alors elle ne
pouvait rien dire.
« Et comment vivait-on à l'âge de glace ? » demanda-t-elle. Annie haussa les épaules pour signifier que ça, elle ne pouvait quand même pas le savoir.
« Simona ? » La maîtresse interrogea la seconde pimbêche.
« Ben… il y avait de la glace sur la Terre » déduisit Simona.
« Partout ? » La maîtresse n'en croyait pas ses oreilles.
« Presque » estima Simona, parce qu'elle comprit, au vu de la question, que ce n'était peut être pas complètement partout.
La maîtresse avait un air écœuré.
« Ils chassaient des mammouths ! » hurla Lucas victorieusement.
« Ça oui » acquiesça la maîtresse avec hésitation.
« Et des rhinocéros laineux, des élans et des chevaux ! » glapit Bébert. « Et ils pratiquaient aussi la pêche ! »
Lucas moucha Bébert d'un « Mais c'était gelé ! » méprisant.
« Ce n'est pas grave » soupira la maîtresse. « Ce n'est pas grave. Nous apprendrons tout
ça ensemble. Aujourd'hui, je vais vous expliquer comment on utilise un axe temporel.
Ouvrez vos cahiers, inscrivez la date et le numéro du cours, sortez votre règle, votre crayon
gris et quelques crayons de couleur… »
Bara se mit de nouveau à regarder par la fenêtre.
Je me suis donc retrouvée parmi des imbéciles, conclut-elle. Parmi des imbéciles avec un fayot en tête. Super. Et je dois survivre ici pendant dix mois jusqu'aux vacances. Et quatre ans jusqu'[en neuvième]. Mon Dieu.
« Bara ! » La voix élevée de la maîtresse l'arracha à sa rêverie. Elle manqua de tomber de
sa chaise. Elle bondit sur ses pieds.
« Dans la Préhistoire, il y avait d'abord l'âge de la pierre, parce que les gens savaient fabriquer des objets seulement avec ce qu'ils trouvaient, et seuls ceux en pierre se sont conservés jusqu'à aujourd'hui, et puis après il y avait l'âge du bronze et l'âge du fer, parce qu'ils ont appris à faire des outils en métal » lança-t-elle en laissant échapper tout ce qu'elle avait trouvé sur la Préhistoire quelques jours auparavant lors de ses excursions expérimentales dans le passé, parce qu'elle pensait que la maîtresse l'interrogeait toujours sur ce sujet.
« Très bien » dit la maîtresse, un peu surprise. « Pourquoi ne nous l'as-tu pas dit quand on
parlait de la Préhistoire ? Maintenant tu es censée tracer dans ton cahier un axe temporel
et pas bayer aux corneilles ! »
Bara rougit et s'assit.
Lucas hurlait de rire en tapant son appareil dentaire contre le pupitre.
« Bayer aux corneilles ! » répétait-il après la maîtresse, comme si c'était amusant comme tout. « Bayer aux corneilles ! »
Depuis le premier rang, Bébert dévisageait Bara par-dessus son épaule avec un air susceptible, parce qu'ici seul lui avait le droit souverain de donner des réponses justes et encyclopédiques. Bara en devenait sur le coup une intruse malvenue.
Vivement que je sois à la maison, soupira Bara tandis qu'elle sortait une règle de sa trousse. Mais il y avait encore les maths. Contre toute attente, celles-ci se passèrent relativement bien, parce que la maîtresse leur distribua des feuilles avec des calculs, alors ils passèrent toute la période à compter. Ainsi, aucune occasion de se ridiculiser. Il est vrai que Lucas avait protesté que ce n'était pas juste d'écrire un test tout de suite à la première leçon, mais la maîtresse avait répondu que ce n'était pas un test, qu'elle avait juste besoin de connaître leur niveau et qu'elle mettrait une note seulement à ceux qui auraient le maximum ou presque. Cela fit plaisir à Bara, parce qu'elle avait toujours été forte en maths, les préférait à la géographie et l'histoire et avait l'impression que les calculs étaient faciles. Elle se réjouissait donc à l'idée d'avoir en poche la meilleure note. Au pire un peu moins.
La sonnerie retentit enfin.
Tina se tourna vers Bara : « Tu viens manger ? » Tina l'avait défendue lundi quand Lucas
lui avait fait un croche-pieds, par conséquent Bara l'appréciait.
Elle hocha la tête : « Non. Maman travaille à la maison et on habite tout près, alors je rentrerai manger chez moi. »
« Quelle chance » dit Tina avec envie.
Bara haussa les épaules : « Ça dépend. D'un autre côté, maman est presque toujours à la maison… »
« C'est toujours mieux que si tu devais y être seule jusqu'au soir » dit Tina.
Annie intervint dans la conversation : « Mais tu sais que tu peux venir chez nous. »
Tina sourit.
« Je sais. Merci. Bon, salut » dit-elle à Bara et elle se dirigea vers la cantine en compagnie d'Annie.
Bara rangea ses affaires dans le sac et partit en direction de chez elle.
En chemin, elle eut pitié d'elle-même, parce que si on n'a pas pitié de soi-même, personne ne le fera à notre place. Elle était une pauvresse. Déplacée de Prague, fourrée dans une nouvelle école étrangère, où ils étaient tous simplets, sauf peut-être Tina, et en plus Thérèse ne lui avait pas encore répondu à son message de la veille…
Elle se demandait pourquoi elle était de si mauvaise humeur. Parce qu'il était vrai que tout ce qui lui arrivait pouvait bien la rendre maussade, mais il y avait encore quelque chose… quelque chose… Un arrière-goût bizarre, mais qui n'avait pas de lien avec l'école ni avec Thérèse…
Non.
Il avait un rapport avec son dernier voyage dans le passé. Bara gardait encore en elle la
tristesse et l'amertume de l'assassinat de ses amis de Theresienstadt à Auschwitz par les
nazis. De Petr Ginz qui, à onze ans, avait écrit un roman à la manière de Jules Verne, de
Hanus Beck le petit voyou, de Max qui voulait devenir médecin après la guerre… Ça
remontait à la surface à chaque instant. Et lorsque que son humeur se gâtait tant soit peu,
elle avait l'impression désespérante que le monde entier était méchant et tout et tout.
Ça ne va pas du tout, se gronda-t-elle elle-même. Il faut que je fasse quelque chose. Recouvrir ces souvenirs d'une manière ou d'une autre.
Le mieux serait un autre voyage.
A condition de trouver Babette au grenier.
*****
Elle avala son repas en vitesse et entre deux bouchées répondit aux traditionnelles questions du type Qu'avez-vous fait ? Tu savais répondre ? Est-ce qu'il y a déjà eu des tests ? Tu as reçu une note ? Elle mit la vaisselle dans la machine à laver, parce que normalement c'était à elle de le faire, et monta à l'étage en prétextant des devoirs pour le lendemain.
Au lieu de cela, elle jeta son cartable dans un coin de sa chambre, mit une feuille de salade
fraîche dans l'enclos de Poucette la tortue et se glissa dans le grenier, de sorte que sa
maman ne l'entende pas.
Des particules de poussière dansaient dans les rayons de soleil dorés qui filtraient à travers
les feuilles du châtaignier vert sombre et rappelaient la Voie lactée. Babette se prélassait
sur le plancher noueux en se réchauffant au centre d'une tache de soleil. Elle avait chaud,
et par conséquent elle était allongée et non roulée en boule. Quand elle entendit des pas,
elle leva la tête et, somnolente, cligna les yeux dans l'obscurité.
Elle salua Bara d'un « Miaaaou !», s'étira et se renversa sur le dos. Son ventre blanc resplendissait dans le soleil. Bara comprit qu'elle devait le lui gratouiller. Ce n'était pas un ordre à proprement parler, mais plutôt un désir qui devait être exaucé sans aucune discussion possible. Babette se laissa caresser un moment, puis bâilla à s'en décrocher la mâchoire, s'enveloppa autour du bras de Bara, l'attrapa fermement de ses pattes de devant, la boxa symboliquement avec ses pattes arrière, toutes griffes rentrées, et finalement lui enfonça ses canines d'une blancheur éclatante dans la paume. Et comme on pouvait s'y attendre, Bara, qui n'était pas préparée à cette attaque insidieuse, hurla et sursauta ; Babette fit un bond d'un bon mètre au-dessus du sol, atterrissant suffisamment loin pour que Bara ne puisse pas l'atteindre. Mutine, elle fit le dos rond, hérissa la queue et se mit à faire des bonds provocants.
« Miaaaou - aaaou ? Niaouuu ? Niaouourrr ! », la chatte appâtait Bara, voulant jouer.
« Et puis quoi encore ? » Bara examinait sa main pour s'assurer qu'elle ne saignait pas.
Mais Babette était prudente. « Et puis quoi encore, on va se poursuivre dans tout le grenier,
maman m'entendra courir et m'enverra par exemple passer l'aspirateur. Ça non alors ! »
Elle sortit l'atlas du coffre, le posa par terre et l'ouvrit.
« Alors, on part où aujourd'hui ? » demanda-t-elle à Babette.
Babette comprit que le jeu tombait à l'eau et sauta gracieusement sur la chaise placée en
plein rayon de lumière. Elle se coucha élégamment, les pattes allongées devant elle, et
enroula sa queue tout contre sa patte arrière droite. C'est qu'une chatte bien élevée ne
laisse jamais sa queue pendouiller n'importe où. Elle fermait à demi les yeux pour éviter le
soleil et arborait l'air d'un sphinx.
« Alors, on part où ? » Bara répéta la question.
« Niii - i » miaula doucement Babette, comme si elle était déjà en train de s'endormir et que Bara la réveillait avec des questions inopportunes.
Alors Bara ouvrit l'atlas au hasard quelque part en son milieu et le toucha. Juste avant que
le sol du grenier ne se dérobe sous ses pieds, elle se dit que ça faisait quelques jours qu'elle
faisait des expériences pour savoir comment l'atlas fonctionnait et qu'elle aurait de nouveau
dû utiliser la première carte.
Mais c'était trop tard.


P. 26
Meritbastet se pencha de sorte à voir Bara qui se cachait derrière le dos de Maïmosis, et
son mouvement était si gracieux qu'on aurait cru voir un roseau plier sous le vent.
« Ah, tu es ici », sourit-elle.
« Elle n'a rien voulu me dire d'elle, seulement son nom » ajouta Maïmosis. Il ne se plaignait pas, il constatait simplement. Bara, qui n'arrivait pas à rester sans bouger plus de dix secondes sur les dalles brûlantes, n'arrêtait pas de sautiller d'une jambe sur l'autre d'une manière assez humiliante.
« Et ce nom est… ? »
« Ba-rê » dit Maïmosis.
« Bara » corrigea Bara énergiquement.
« Bara ? Ba-rê ? » Meritbastet examinait Bara avec un regard d'olivine taillée et Bara eut l'impression qu'elle voyait jusqu'au fond de son âme. Et que, lorsqu'elle se mettrait à parler, elle réciterait l'adresse de Bara, sa date de naissance, son numéro de téléphone ainsi que celui de ses parents, ses derniers résultats scolaires, son adresse électronique et donnerait peut-être même sa pointure. Parce que, elle, elle savait sans aucun doute qui était Bara et d'où elle venait.
Toutefois Meritbastet ne révéla pas ces données personnelles. Au lieu de cela, elle se tourna vers le chauve vêtu de sa peau de léopard et dit :
« Bastet veut lui parler. »
Maïmosis n'essaya pas une seconde de cacher sa stupéfaction, et même l'homme à qui on
venait de s'adresser et qui, jusqu'à présent, avait réussi à prendre l'air de quelqu'un que
seule la chute d'une météorite en plein milieu de la cour aurait pu décontenancer, eut l'air
surpris.
« Bastet ? Bastet elle-même veut lui parler ? »
« Oui. Cette jeune fille n'est pas là par hasard. Amène-la chez Bastet, Khenti. »
Le nom de Khenti signifiait Guide et, en effet, Khenti donnait l'impression que c'était lui qui
donnait les ordres et n'était aucunement habitué à obéir. Ses traits durcirent légèrement
face à l'injonction, mais il se maîtrisa.
« Tu es sûre que Bastet veut lui parler précisément maintenant ? Elle ne veut pas plutôt la
voir durant l'office du matin ? Ouvrir son sanctuaire en dehors des heures fixées est… » Par
là, Khenti donnait à entendre que déranger Bastet pourrait la rendre furieuse.
Meritbastet fixa gravement son regard sur Khenti: « Je crains qu'il n'y ait pas de temps à
perdre. Bastet est pressée. »
« Dans ce cas, nous ne devons pas la mettre de mauvaise humeur à cause d'une perte de
temps inutile » jugea Khenti et il fit signe à Bara de le suivre.

P. 73
Le matin, ils mangèrent quelques galettes, puis Maïmosis et Neferib enlevèrent la bâche de l'auvent de la terrasse et la déposèrent en même temps que les nattes pour dormir et d'autres objets de la terrasse dans la pièce qui faisait office de dépôt et de garde-manger. Tous les trois se fardèrent, Maïmosis et Neferib se parèrent de larges colliers faits de petites perles turquoise et rouge orangé et de menues pièces d'or - peut-être pour avoir l'air suffisamment présentables durant la visite du temple -, Neferib arrangea les cheveux de Bara de sorte à cacher sa frange et ils partirent. Maïmosis portait un panier, la lance et le bouclier, Neferib le second panier et Bara les nattes de voyage nouées ainsi que le plateau pour écrire dans le sable de Neferib.
Bara fut un peu déçue par le port, parce qu'elle l'imaginait comme un port, mais il s'agissait simplement d'un lieu sur la berge du Nil suffisamment profond pour que même les bateaux à fort tirant d'eau puissent y mouiller ; on y trouvait quelques jetées en bois pour les embarcations qui se balançaient sur le plan d'eau à distance du rivage.
Maïmosis se dirigea vers l'une des jetées.
Le bateau auquel elle menait était l'un des plus grands. De même que le drakkar, sur lequel
Bara avait navigué quand elle avait été chez les Vikings, il était pourvu d'une seule voile,
repliée pour l'instant. Il était plus large que le drakkar, mais pas beaucoup plus long ; un abri
formé de quelques colonnettes et d'un toit en toile à bâche s'étirait de la poupe au mât et
jetait une ombre agréable sur le bateau.
Une grande partie du pont était recouverte par des gerbes de tiges de section triangulaire de ces plantes à houppe parmi lesquelles Bara se frayait un chemin le premier jour. Quelques hommes apportaient d'autres gerbes et les posaient dans l'embarcation suivant les instructions d'une femme plus ou moins de l'âge de la maman de Bara. Elle n'était vêtue que d'une jupe, ce qui choquait passablement Bara, portait un collier de perles turquoise au cou et de larges anneaux d'or dans les oreilles ; elle avait souligné ses yeux de lignes noires et ses cheveux, partagés par une raie au milieu et tirés derrière les oreilles, étaient coupés un peu au-dessus des épaules.
« Tu es venu, à ce que je vois » dit-elle en saluant Maïmosis.
« Est-ce que nous n'arrivons pas trop tard ? »
« Non, vous arrivez juste à temps, on charge les
dernières gerbes et on part » dit la femme.
« Vous pouvez déjà monter à bord. Déposez vos affaires là où il y a de la place. »

P. 145
A travers la paroi du panier, Bara observait la lueur dorée des lampes qui éclairaient les couloirs et les ombres sombres des porteurs qui ne cessaient d'apporter des objets ; elle commençait, lentement mais sûrement, à sentir des fourmis dans ses jambes. Toutefois, elle n'osait pas bouger, parce que… si quelqu'un l'entendait ? Elle espérait seulement que tout le monde ficherait le camp en vitesse.
En effet, la hâte et la précipitation diminuaient peu à peu et il semblait que le cœur de la
pyramide se soit réellement vidé. Bara s'apprêtait à prendre en tâtonnant le petit couteau
avec lequel elle aurait coupé la ficelle qui retenait le couvercle du panier, lorsqu'elle entendit
des pas ; des ombres se mirent à danser à l'approche de la lumière d'une lampe. Elle
entrevit une silhouette, mais ne put pas reconnaître son propriétaire.
L'individu disparut dans le couloir qui menait plus bas dans la pyramide.
Après un instant, elle entendit une voix connue : « Qu'est-ce que tu fais encore ici, mon garçon ? Tout le monde est déjà dehors. »
« Je… Je voulais faire mes adieux à mon frère » répondit Neferib en tremblant. « Seul… » « Je te comprends » dit Senbi, compatissant. « Je te comprends, mon garçon. Demain, durant les cérémonies, tu n'auras plus l'occasion de venir ici. Alors… Alors fais-lui tes adieux, je t'emmènerai dehors ensuite. »
Bara entendit la réponse de Neferib : « Tu n'as pas besoin de m'attendre. Je trouverai mon
chemin, je suis venu plusieurs fois ici aujourd'hui et je trouve que ce n'est pas si
compliqué. »
Mais Senbi ne démordait pas : « Non, non, nous irons ensemble. Je dois être sûr que tout
soit en ordre avant que les ouvriers ne roulent la pierre qui ferme le tombeau. »
Alors ça non !!!! Le cœur de Bara faillit s'arrêter. Il va emmener Neferib et je resterai SEULE ici ! Enfermée seule dans la pyramide !!!!
Dans un premier élan elle voulut hurler, dans le second couper rapidement la ficelle et bondir hors du panier. Puis elle comprit qu'elle devait rester silencieuse comme… comme … le seigle dont elle avait pris la place, parce que comment pourraient-ils expliquer qu'elle se cache ici ?
Au bout d'un moment, les ombres se mirent à bouger de nouveau lorsque Senbi passa près
d'elle, accompagné d'un Neferib réfractaire qui traînait la patte et se retournait sans cesse.
Senbi l'attribuait aux adieux avec Maïmosis, mais Neferib s'inquiétait maintenant bien
davantage pour Bara.
Une vraie nuit caverneuse s'installa dans la pyramide - en chemin, Senbi avait éteint toutes les lampes.

P. 148 — 150
Elle entra en courant dans la pièce dans laquelle Neferib l'avait laissée enfermée dans le panier et tourna dans le couloir qui menait vers la sortie.
Contre toute attente, une lumière apparut là. Pas la lumière du jour, ce qui ne serait de toute manière pas possible, parce qu'il faisait nuit dehors.
C'était une lumière qui émanait d'une lampe.
Quelqu'un était là.
« Senbi ! Senbi ! exulta Bara. « Au secours, Senbi ! Je suis poursuivie par… »
Elle s'arrêta net, parce que l'égyptien ne comportait pas le mot momie.
Mais, manifestement, Senbi se moquait éperdument de savoir par qui ou par quoi elle était
poursuivie.
« Qu'est-ce que tu fais ici ? » cria-t-il rageusement.
« C'est égal, après, je te le… après, nous te le… ON DOIT SORTIR !!! » hurla Bara.
« Toi, tu ne sortiras plus » l'assura sinistrement Senbi et il posa la lampe par terre pour avoir les mains libres.
Mon Dieu. Le cœur de Bara se serra. Que veut-il… ?
Au dernier moment, elle fit un bond de côté, juste quand Senbi voulut s'emparer d'elle.
Il veut me tuer ! comprit-elle d'un coup. Vite hors d'ici ! Mais où ? Impossible de se diriger vers la sortie, elle n'arriverait pas à passer à côté de Senbi – et même… elle se retrouverait dans un cul-de-sac. Et en bas, il y avait la momie…
Bara se dirigea vers le bas. D'une part, parce qu'il n'y avait pas d'autre voie et, d'autre part,
parce qu'il y avait une infime chance que la momie puisse d'abord dévorer Senbi et, gavée,
la laisser en paix… si toutefois les momies croquent des humains.
Personne ne serait arrivé à faire entrer Bara dans la salle de la momie même à l'aide d'une
paire de bœufs ; elle prit donc la direction du sarcophage. De plus, la salle contenant ce
dernier était plus vaste, on pouvait mieux y zigzaguer et échapper à l'adversaire. Elle posa
la lampe par terre pour ne pas être gênée, réprima l'envie de sauter dans le sarcophage,
parce qu'il était fortement improbable que Senbi n'y regarde pas, et chercha du regard
quelque chose qui pourrait lui servir d'arme.
Tonnerre, il devrait y avoir la lance de Maïmosis quelque part par ici ! Mais Maïmosis l'avait sûrement près de lui dans l'autre pièce. Ce qui n'était pas une perspective encourageante - une momie revenue à la vie et armée d'une lance est encore plus dangereuse qu'une momie revenue à la vie sans arme. Bara attrapa la première statuette qu'on pouvait bien tenir en main, décidée à vendre chèrement sa peau.
Senbi entra dans la pièce et regarda autour de lui. Il trouva assez facilement Bara, éclairée par la lumière vacillante de la lampe.
« Ne fais pas de difficultés et pose cette statuette » ordonna-t-il. Bara hocha la tête en signe de désaccord.
« Tu ne sortiras pas d'ici » l'assura Senbi. « Tu ne crois quand-même pas que je n'arriverais
pas à tordre le cou à une petite fille comme à un poulet et la cacher par exemple derrière
ces paniers de blé ? Demain, tu ne sentiras pas encore la chair en décomposition, personne
ne te remarquera et ensuite, plus personne ne te trouvera, jamais. »
Senbi bondit sur Bara, mais elle lui glissa entre les mains.
« Ne joue pas avec moi ! » lui cria-t-il.
Bara lui jeta la statuette à la tête, mais Senbi l'esquiva et la statuette tomba dans le
sarcophage en faisant un bruit sourd. Il bondit à nouveau, mais Bara s'échappa de l'autre
côté de la pièce. Senbi se tourna pour pouvoir l'empoigner, perdit l'équilibre et, comme il se
rattrapait, heurta la lampe posée sur le sol. L'huile se répandit par terre et prit
immédiatement feu. Bara hurla.
Désormais, ils étaient séparés par un mur de feu.
En fait, pas vraiment un mur.
C'était plutôt une barrière de feu qui leur arrivait à la hauteur des genoux.
Senbi réfléchissait à la manière d'arriver jusqu'à Bara et derrière lui apparut précisément ce
que Bara ne voulait pas voir apparaître.